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Décodage de l’hyperpaysage didactique du Coeur de Liège

( 10 octobre 2008)

Dans le cadre de la recherche-action sur les hyperpaysages comme outils pour sensibiliser à l’aménagement du territoire, Marie Pirenne a réalisé, en 2001, un hyperpaysage didactique en milieu urbain : l’hyperpaysage du Coeur de Liège.

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La place du Marché à Liège
Auteur : Marie Pirenne, 2001.

Le rapport complet de la recherche est disponible au format pdf.

Cet article reprend quelques passages essentiels pour apprécier la richesse et l’originalité de l’outil didactique.

L’approche globale de la personne

Aujourd’hui, l’enseignement de la géographie est amené à se renouveler sur plusieurs plans. Au niveau des finalités, si l’on veut s’inscrire dans l’esprit et respecter les objectifs du décret "Missions", il s’agit d’orienter davantage les cours vers le développement de citoyens responsables d’eux-mêmes et de leur environnement au sens large. Les répercussions sur le plan méthodologique signifient de promouvoir une approche beaucoup plus intégrée et plus globale des choses (approche interdisciplinaire et systémique), partant de problématiques ou de territoires à gérer bien concrets pour construire les concepts et les savoirs scientifiques utiles. Enfin, l’intégration des nouvelles technologies et des nouveaux moyens de communication dans l’enseignement est encore un domaine en friche, offrant des outils très intéressants pour permettre une diversification des apprentissages.

Le cours de géographie est idéal pour préparer les élèves à devenir des citoyens responsables et conscients des impacts de leurs actes sur le territoire qui les entoure, notamment par l’approche du paysage. Mais l’approche traditionnelle du paysage doit être réinterrogée et enrichie pour devenir plus globale sur le plan pédagogique.

Il est important de commencer par développer chez les jeunes un sentiment d’appartenance par rapport à leur décor de vie (partie de notre cadre de vie), afin qu’ils puissent s’approprier un territoire, dont le paysage est un des éléments. Pour qu’ils deviennent plus sensibles à la qualité des paysages qui les entourent, il faut que la démarche de découverte tienne compte de la globalité de la personne : besoins de ressentir du plaisir et de l’exprimer, d’imaginer et de rêver, de comprendre et de structurer, de vivre, d’agir et de partager, ...

Au-delà du contact émotionnel, il s’agit d’aiguiser le sens de l’observation et d’accéder à un certain nombre de clés de compréhension du paysage. Ces étapes de découverte devraient précéder tout travail de clarification des valeurs et de débat sur l’aménagement du territoire.

La recherche et la sélection du lieu

Après diverses observations sur le terrain et en fonction des objectifs de la recherche, c’est la place Saint-Lambert qui a été choisie pour réaliser l’hyperpaysage exemplatif. Différents arguments ont guidé ce choix :

- La place Saint-Lambert présente un avantage exceptionnel dans le cadre d’une sensibilisation à l’aménagement du territoire. En travaux depuis le début des années 70, elle peut être questionnée sur les objectifs de son aménagement, sur les acteurs ayant pris part à la décision, sur le rôle de la population, etc. En outre, cette place a créé et crée encore aujourd’hui beaucoup de polémiques. Elle favorise aussi une éducation à la citoyenneté.

- L’un des axes de travail choisi est l’approche culturelle en géographie. Nous résumons brièvement cette approche en soulignant que " les paysages reflètent aussi les habitudes, les coutumes et les valeurs de ceux qui les modèlent (...) Le paysage est un ensemble différencié par les investissements affectifs dont il est l’objet. " Bien entendu, cette approche peut être abordée pour tout type de paysage mais la place Saint-Lambert s’y prêtait bien. En effet, lieu de passage par excellence, lieu de rencontre, lieu historique, lieu symbolique, lieu rassemblant diverses fonctions, il permet de se questionner suivant cette approche. Quels lieux ont plus de sens que d’autres et pourquoi ? Tous les Liégeois se sentent-ils accueillis sur cette place ? Que pensent les Liégeois de leur nouvelle place ? Comment s’approprient-ils l’espace ? Cet aménagement a-t-il pris en compte tous les avis ?
- Les bénéficiaires étant liégeois ou du moins proche de Liège par leur profession, le choix du lieu devait chercher à les sensibiliser au maximum : ils allaient découvrir sous un nouveau jour un lieu pourtant si connu.

L’interprétation du lieu

Les axes de travail cités auparavant ont guidé Marie Pirenne dans ce voyage et c’est avant tout la démarche de la géographie culturelle qui transparaît dans l’interprétation du lieu. Apprendre à se poser des questions "pertinentes", dites encore "socialement vives", est au coeur de cette démarche d’interprétation. La liste des questions ci-dessous illustre combien ce questionnement mérite que l’on s’y attarde si l’on veut produire un hyperpaysage original et riche de sens. Ces questions ont trouvé leur place via plusieurs zones cliquables dans les panoramiques du Coeur de Liège :

- La place Saint-Lambert en général : quels endroits sont "inconsciemment" ou non réservés aux jeunes ?
- Le centre de la place Saint-lambert : depuis quand est-il adopté par les "skate-boarders" ? Pourquoi cet endroit ? Les autres s’y sentent-ils bien ?
- Le Palais des Princes-Evêques : quelle signification a ce lieu pour les Liégeois ? Que s’y passe-t-il en réalité ? Son projet d’agrandissement crée-t-il des polémiques ?
- L’Espace Tivoli : pourquoi chercher à combler le seul vide de la place Saint-Lambert ?
- La place du marché : espace réservé à qui ? Nous aimerions faire remarquer le contraste entre les cafés fréquentés par les jeunes et ceux qui sont fréquentés par les personnes du troisième âge. Quelle signification a cette place aux yeux des liégeois ?
- La rue Léopold : quelles conséquences sur son commerce avec la "réanimation" de la Place Saint-Lambert et l’avenir encore plus promotteur de cette place ?
- L’Opéra Royal de Wallonie : qui s’intéresse à cet art ? Grâce aux données fournies par l’Opéra, à savoir le code postal des personnes étant venues au moins fois à l’Opéra depuis 1992, nous pourrons savoir d’où vient le public. Nous aimerions par la suite rencontré le responsable jeunesse pour qu’il nous fasse part de l’évolution des mentalités des jeunes pour cet art.
- L’îlot Saint-Michel : comment est structuré ce complexe ? Pourquoi avoir rétabli du logement au cœur de Liège ? L’îlot a-t-il réellement introduit des nouveautés ?
- Le TEC (Transport en commun) : cette société va nous permettre, par ses statistiques, de saisir le rôle que joue au quotidien la place Saint-Lambert.

L’hyperpaysage du Coeur de Liège a donc été créé à partir de deux types de sources conduisant à une approche culturelle du paysage :
- des informations objectives et pratiques pour décoder le visible, pour décoder ce paysage où s’expriment les rapports de force, les valeurs dominantes (par exemple : pourquoi cette suprématie des magasins de vêtements ?) ;
- des enquêtes auprès de personnes ressources et auprès des passants qui portent un regard particulier sur la place Saint-Lambert. Il s’agira ici d’investiguer un paysage chargé de sens, de vécu. Ce qui implique non seulement une analyse de ce qui est visible mais aussi de ce qui est invisible (chaque passant a vécu des évènements personnels en certains lieux de la place Saint-Lambert et ceux-ci jouent sur leur représentation, leur fréquentation).

Il apparaît ainsi que l’interprétation du paysage est différente pour chaque observateur. Notre propre interprétation sera elle aussi unique puisque liée à notre vécu, à nos propres filtres. Ceci montre un nouveau côté très riche de la construction d’hyperpaysage par des étudiants puisqu’ils pourront, par ce projet, combiner une multitude de points de vue.

Résultat

L’approche culturelle du lieu

Au cours de sa balade, le visiteur va découvrir un certain nombre de personnes qui fréquentent ces lieux ou qui y travaillent : skateboarders, tenanciers de cafés, commerçants, handicapé moteur, habitants, architectes-urbanistes, responsable du service Jeunes de l’Opéra. Les interviews réalisées visaient à recueillir leur perception de l’espace, leurs opinions, leurs rêves et les valeurs importantes à leurs yeux. Par la juxtaposition formelle de ces points de vue ou avis différents, l’intention est de faire prendre conscience de la diversité culturelle au sens où nous l’avons évoquée supra.

La balade permet également de se rendre compte que cet espace est vécu différemment, sur le plan affectif, d’une personne à l’autre. Les personnes qui sont venues pour se marier à l’Hôtel de ville (place du Marché), pour divorcer ou être jugées au Palais de justice (place Saint-Lambert) ne vivent pas l’espace de la même façon. Il en est de même pour les usagers quotidiens du TEC, les jeunes qui se donnent rendez-vous sur la place, les personnes qui s’y sont fait agresser, les habitants de l’îlot Saint-Michel, De toutes ces émotions, certaines peuvent être évoquées au travers des bâtiments qui composent la place (par exemple grâce aux statistiques du palais de justice), tandis que d’autres ne laissent pas de trace mais peuvent être devinées par une observation attentive de la vie en ces lieux (quelles tranches d’âges défilent au centre de la place ?). Le navigateur peut lui aussi vivre virtuellement ces ambiances, par exemple lorsqu’il pénètre dans l’hyperpaysage de la place Saint-Lambert la nuit (cet hyperpaysage apporte une vue nouvelle sur la place Saint-Lambert).

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La place Saint-Lambert, la nuit
Auteur : Marie Pirenne, 2001

La sensibilisation à l’aménagement du territoire

Le visiteur va également recevoir de l’information sur l’évolution de l’espace qu’il parcourt et va prendre conscience des changements de valeurs en fonction des époques. Celles-ci se traduisent par des changements dans l’aménagement de l’espace : par exemple, que les piétons ont regagné du terrain dans le rapport de forces avec les voitures, ou que l’espace est terriblement marqué aujourd’hui par les magasins de vêtements (pourquoi cette domination, qu’est-ce que le phénomène de mode ?), alors que d’autres commerces disparaissent. Il découvrira aussi les conflits d’intérêt qui entrent en jeu, entre "gens ordinaires" et "gens de pouvoir", notamment grâce à l’interview de deux liégeois qui se battent contre le projet des extensions du palais de justice.

Le scénario de découverte du centre de Liège tente ainsi de sensibiliser un public jeune à l’aménagement du territoire en partant de certains de leurs centres d’intérêt (la rencontre avec de jeunes skateboarders, avec le plus jeune travailleur de l’Opéra royal de Wallonie, la rencontre avec le tenancier de la Toccata, café très "branché" à Liège, une réflexion sur le phénomène de la mode, sur la modernité au coeur de Liège, etc.). Le choix du lieu a été crucial dans la poursuite de cet objectif : la place Saint-Lambert est en passe de devenir LE lieu-repère pour les jeunes liégeois.

De surcroît, cette place présente un avantage exceptionnel : en travaux depuis le début des années 70, elle peut être questionnée sur les objectifs de son aménagement, sur les acteurs ayant pris part à la décision, sur le rôle de la population, etc. En outre, cette place a suscité et suscite encore aujourd’hui la polémique.

A titre exemplatif, les photos aériennes (comparaison de la place avant et après les travaux), les objectifs du schéma directeur, l’historique des travaux, le rôle du piéton, l’accès aux personnes à mobilité réduite, la prédominancedes commerces de vêtements, les nouveaux projets pour le centre de Liège suscitent une réflexion globale s’intégrant dans une éducation à la citoyenneté et un questionnement nécessaire pour une sensibilisation à l’aménagement du territoire.

La communication sociale d’une parole personnelle

Enfin, il est évident que la balade proposée ne ressemble en rien à une visite de Liège telle que pourrait la proposer un office du tourisme. C’est bien une visite originale et très personnelle qui traduit des choix de valeurs et d’intérêt de la part de l’auteur. Il y a bien une intention pédagogique, qui peut se lire en filigrane, une invitation à regarder la ville et surtout les personnes qui la fréquentent avec d’autres yeux C’est une invitation forte, pour les personnes qui se lanceraient dans la construction d’un hyperpaysage, à développer une "parole" personnelle, une lecture du paysage composée à partir d’une sensibilité à développer, à affiner et à exprimer. Il s’agit donc aussi d’un mode d’expression très stimulant pour des adolescents.

Référence

Cet article est un extrait du rapport final de recherche rédigé par Marie Pirenne pour le compte du Ministère de la Communauté française de Belgique : Hyperpaysages - Sensibiliser à l’aménagement du territoire, Laboratoire de méthodologie de la géographie, Université de Liège, 2001.