ACCUEIL > DÉFINITIONS > A propos de paysage


L’approche culturelle du paysage en géographie

( 12 août 2010)

Extrait de la thèse de doctorat de C. Partoune, "Un modèle pédagogique global pour une approche du paysage fondée sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication, Ulg, 2004, pp. 54-61.

Introduction

Nous cherchons à "interpréter" les paysages, dit-on aujourd’hui en lieu et place du terme "expliquer". Ce glissement, qui a été formellement reconnu aux États-Unis avec la création, début des années 1960, des premiers "centres d’interprétation de la nature", met en évidence la prudence qui est davantage prônée maintenant, par opposition à l’attitude plus catégorique qui caractérise le positivisme du milieu du XXe siècle. Rappelons quelques traits marquants de ces deux postures épistémologiques.

1. L’explication du paysage

Une lecture fonctionnaliste du paysage

Jusqu’aux années 1970, la géographie qui revendiquait le statut de science s’est efforcée de se débarrasser de toute subjectivité en fondant son approche sur la séparation entre l’observateur et le monde qui l’entoure. Appliquée à la compréhension du paysage, cette posture positiviste s’appuie sur des croyances telles que celle-ci : "Tout paysage que nous observons est le résultat du fonctionnement d’un certain nombre de lois : lois pour expliquer la genèse de l’ossature du paysage, la composition et le fonctionnement des écosystèmes qui l’animent ; lois pour expliquer le peuplement et l’aménagement du territoire, etc...".

C’est la démarche hypothético-déductive qui est enseignée alors : observations, hypothèses, appel à la théorie pour faire fonctionner les fameuses lois, vérification des hypothèses. Même si le géographe part du présupposé que l’homme qui regarde un paysage le capte d’abord de manière subjective (filtres affectifs et culturels), il s’efforce de lui appliquer une grille de lecture à partir des modèles d’organisation spatiale qu’il connaît, "(...) il teste en définitive l’appartenance d’un lieu à tel ou tel modèle spatial" (Belayew et alii, 1995, p. 7). Pour P. Claval, "trois lectures fonctionnalistes du paysage sont ainsi développées : morphologique, écologique et socio-économique » (Claval, 2000).

L’on peut s’interroger sur la pertinence et les limites de cette démarche qui ne correspond pas forcément à l’attitude des chercheurs face à de nouveaux paysages et qui peut nous mettre rapidement en difficulté. En général, en effet, les étudiants en formation sont mis devant des paysages "typiques", ou plutôt devant des fractions du paysage où les lois fonctionnent facilement. La vogue des monographies régionales a conduit les géographes à simplifier la réalité et à produire, pour les manuels scolaires, des descriptions de paysage assez figées pour chaque région géographique. Une fois sorti de l’université, le professeur de géographie qui veut organiser lui-même une excursion se trouve souvent fort démuni devant le premier paysage venu, présentant des villages qui ne sont pas localisés où ils devraient l’être pour la région considérée, n’ayant pas forcément la forme typique enseignée.

Une fois que cette "machine à produire des explications" a fourni un résultat, il devient très difficile de le remettre en question, parce qu’on ne remet pas une loi en question, d’autant plus lorsque ces lois sont formulées de manière carrée. Le regard est faussé par la volonté de faire entrer le monde dans des lois ; il ne verra pas ou évitera de considérer ce qui ne s’y conforme pas. C’est un regard normatif que les exceptions dérangent, qui résistera aux changements. Le paysage est espéré conforme à un modèle, il décevra s’il en est autrement, d’autant plus s’il est susceptible de mettre le professeur en difficulté devant ses élèves.

La description classique du paysage

L’oeil chirurgical

Si nous examinons la description du paysage telle qu’elle est fréquemment pratiquée dans les écoles, elle est précédée d’observations presque toujours uniquement visuelles, suivant en cela l’injonction du dictionnaire. Des grilles de lecture sont données et non construites. Elles visent à identifier et nommer, orienter, décrire, localiser et situer. Le paysage est disséqué et atomisé. La relation globale de la personne est ignorée, en particulier tout ce qui relève du ressenti et de l’évocation subjective.

Le langage autorisé pour décrire le paysage est celui de l’anatomie et tout l’effort des enseignants porte essentiellement sur l’acquisition par les élèves d’une partie du vocabulaire spécialisé pour dénommer les éléments du paysage, sans analyse épistémologique. À propos du paysage, nous manquons pourtant encore de mots pour désigner les associations. Comment dit-on "vallée + colline + vallée + colline... en parallèle" ? Le recours à la métaphore est fréquent (ainsi le relief typique du Condroz, qui correspond à l’association donnée en exemple, est qualifié de "tôle ondulée"). Quel est le mot pour dire "sommets cultivés + pentes boisées" ? ou "cultures dans les vallées + forêts sur les pentes + herbages sur les sommets " ? Malgré toute la richesse du vocabulaire et de la syntaxe, nous restons en général frustrés pour exprimer cette complexité que nous retrouvons ici aussi au coeur des recherches sur l’expression littéraire du paysage.

Séduisante par son côté rigoureux et précis, la manière classique de décrire le paysage va flatter notre penchant obsessionnel et contribuer à apaiser nos angoisses grâce à ce sentiment pour partie illusoire qui l’accompagne de dominer notre environnement par une dénomination qui peut devenir frénétique. Cette manière de décrire parle de notre rapport à l’espace en termes de pouvoir et de désobéissance, elle est une tentative pour lutter contre notre tendance à mettre du désordre. Mais l’on peut se trouver englué dans cette dynamique, perdre de vue le sens de la démarche et s’y limiter : "Mon intérêt pour les sciences naturelles se perdit dans le brouillard de nomenclatures et de protocoles obscurs alors que je ne demandais qu’à observer" (Madiot, 1999).

"Il n’est pas facile "d’entrer" dans un paysage ; à procéder analytiquement, en isolant chaque composant, on risque de tomber dans l’inventaire et de ne plus voir le paysage" (Pinchemel, 1987, p. 4).

Le goût excessif pour les typologies, qui ont pour fonction d’ordonner la variété, est également mis en cause par Tricart (cité par Regnault, 1998). Il estime que "c’est un instrument efficace car il dérive d’une ambition idéologique d’ordre, d’explication par des causes finales...", mais il a montré en quoi le formalisme des classifications et des typologies surestime le local, empêche de voir les interrelations d’échelle entre local et global et ne convient plus pour apprécier des phénomènes pour lesquels le temps qui passe change la nature des choses.

P. Claval pointe également du doigt la faiblesse de ces « tableaux géographiques » minutieux, qui ont remplacé les récits en forme d’épopée : selon lui, ils manquent de tension dramatique.

« Il n’existe pas d’analogie structurelle entre la trame linéaire du récit et la prise en compte de l’ensemble des points d’un espace qu’implique l’élaboration d’un tableau géographique » (Claval, 2001, p. 71).

Et dans le cas particulier des vues panoramiques : "Partout où je rencontre du panorama, (...) je dois me plier à l’évidence que je ne dispose pas des bons instruments pour en rendre compte" (Montalbetti, cité par Tauveron, 1999).

Les trois plans

La description doit être ordonnée selon un schéma rarement contesté (description par plans, de l’arrière à l’avant-plan). Au lieu de faciliter un contact positif fort avec le paysage, c’est une pression inhibitrice qui est installée. Comment se dégager par la suite, de l’angoisse du "est-ce bien de cela qu’il faut parler, et dans cet ordre,... ?" À quoi correspond ce besoin de « mettre de l’ordre », érigé en norme, en particulier dans les systèmes éducatifs ?

Cette contrainte scripturale va sournoisement induire le type de paysage (réel ou sur photo) qui sera proposé aux élèves, sans que le professeur soit lui-même conscient qu’il fonctionne selon des modèles implicites. Mais comment s’en sortir, ensuite, avec ces paysages qui sont notre ordinaire, où le plan moyen, jugé le plus intéressant par les géographes, est la plupart du temps absent ? Comment peut-on prétendre apprendre aux élèves à "lire les paysages ailleurs dans le monde", alors que les instruments qu’on leur propose pour le faire ne fonctionnement qu’avec des paysages rarement rencontrés ?

L’absolue fidélité

La formation scientifique la plus répandue fin des années 70 restait fondée sur la croyance en l’objectivité au sens classique du terme, comme le dénonce C. Tauveron à propos de la description de paysage dans les manuels scolaires, qui laisse « croire que le décrit a toujours quelque chose à voir avec le perçu (de préférence par tous les sens), que l’acte de décrire a pour fonction de faire voir ce qui a été vu et de le faire voir tel qu’il a été vu, dans l’absolue fidélité" (Tauveron, 1999).

2. L’interprétation du paysage

L’influence du courant phénoménologique a largement contribué à remettre à l’honneur l’importance de la subjectivité. Cela a modifié les choses dans deux directions :

• la prise en compte de la subjectivité de l’observateur, de ses grilles de lecture et de sa sensibilité ;

• la prise en compte de la subjectivité dans les choix des êtres humains pour occuper ou aménager l’espace.

La description du paysage engage la subjectivité du descripteur et du lecteur

La lecture du paysage dépend de l’observateur : âge, sexe, éducation, formation, métier, terre d’origine ou de résidence, expérience, humeur du moment, raisons de la présence en ce lieu,... Observer un paysage, "c’est aussi sentir un "paysage image", subjectif et personnel, ce qui limite le caractère scientifique de la lecture" (Pinchemel, 1987, p. 3). "Ce n’est pas le paysage tel qu’il est que nous pouvons appréhender, mais bien celui que nous percevons au travers de filtres culturels" (Claval, 2000).

Cette approche va changer fondamentalement le regard sur le paysage et sur sa représentation ou sa description, qui nous informe dès lors surtout sur l’observateur qui regarde ce paysage, sur "la manière dont cette réalité parle aux sens de celui qui la découvre, entre en harmonie avec ses états d’âmes ou contrarie ses humeurs" (Claval, 2000), renouant d’une certaine façon avec le discours romantique. Il devient de plus en plus difficile, à propos du paysage, de tracer une limite entre ce qui est sujet et ce qui est objet .

La relativité de l’observation scientifique est également prise en compte : « Une observation scientifique ce n’est pas une observation neutre, ni une observation « complète », mais, au contraire, une observation utilisant une grille de lecture et éliminant tout ce que cette sous-communauté scientifique ne trouve pas intéressant à observer » (Fourez, 1992, p. 34).

Par ailleurs, C. Tauveron nous invite à apprendre aux élèves que la description n’a pas pour fonction de "faire voir" mais de "donner à voir" au sens de permettre au lecteur de construire ses propres images mentales à partir des stimuli qui lui sont donnés, de décrypter et de comprendre ses propres « réalités » du monde, que le descripteur n’a jamais vues, par un phénomène de projection et de recontextualisation : « Le descripteur ne peut être autre chose qu’un interprète suscitant de l’interprétation. (…) La description me sert à voir les beautés de mon monde. Il faut renoncer au critère de fidélité pour celui d’intelligibilité, sélectionner et orienter les détails en tant que porteurs d’une signification qui ne leur préexistait pas ».

Il convient donc de revoir la description en tenant compte du lecteur, car "l’exhaustivité des détails et la recherche impossible de la fidélité au modèle sont, contrairement aux apparences, des obstacles à la création d’images mentales chez le lecteur" (Montalbetti, 1997, cité par Tauveron, 1999).

Les paysages décrits dans les oeuvres littéraires apparaissent davantage comme des « lieux de médiation entre le monde réel et celui de l’invention littéraire (...), particulièrement propres à exprimer les représentations de la nature, les visions du monde et les sensibilités aux choses des groupes humains et des individus » (Guillaume et Sourp, 1999, p. 18). Le style descriptif de la littérature antique ou romantique, où les paysages apparaissent souvent comme l’expression d’une émotion ou d’un sentiment particulier, est banni par le nouveau roman, qui lui reproche un anthropomorphisme servant à diffuser des valeurs morales. Un certain nombre de guides touristiques sont cependant encore tout empreints de cette veine romantique.

Ce sont les professeurs de français qui abordent la dimension subjective de la relation au paysage par l’étude de textes, parfois associés à des peintures contemporaines. Ces démarches permettent bien de comprendre d’une part que le regard sur le paysage peut être influencé par le contexte culturel dans lequel l’observateur se trouve, d’autre part qu’une description de paysage éveille le lecteur à une certaine manière de regarder et de percevoir le paysage. Pourtant, le métier de géographe n’est-il pas d’abord littéraire ?

L’époque des grandes "découvertes", où les expéditions de reconnaissance comptaient leurs géographes chargés d’inventorier, de nommer et de décrire, dans un but économique, militaire et/ou scientifique, a donné lieu à des productions littéraires variées (carnet de voyage, compte-rendus officiels,...) assorties de croquis, cartes ou autres formes graphiques. Sur le plan culturel, ce type d’expérience passionne encore et toujours, même s’il n’y a plus de terres « vierges », comme en témoignent les récits de voyages en librairie ou sur Internet, de personnages illustres ou anonymes.

Raconter un voyage, se raconter à travers un voyage, c’est d’abord mettre en place un décor, une scène : les paysages. Comment le voyageur va-t-il les présenter ? Que va-t-il en dire ? Dans quel registre va-t-il s’exprimer ? Celui des émotions, de l’imagination ou de la dénomination ? Le bonimenteur , le poète, le scientifique, le randonneur, l’agent de voyage, ...utiliseront peut-être les mêmes mots de vocabulaire, mais nous emmènerons dans des paysages bien différents et illustreront chacun à leur manière le vieil adage "à beau parler qui vient de loin". Tout en cherchant à séduire son public, chacun poursuivra peut-être un objectif différent, utilisera de manière originale les outils de communication à sa disposition.

Ces productions originales nous donnent accès à un paysage nécessairement transformé par rapport à celui qui est observé. Viennent ensuite les productions "de seconde main", telles qu’on en retrouve dans les encyclopédies, monographies, manuels scolaires ou autres ouvrages "de vulgarisation", s’inspirant de sources directes ou indirectes, elles aussi rédigées pour les besoins de toutes sortes de causes. Dans quelle mesure a-t-on respecté les sources ? Sont-elles mentionnées en bonne et due forme ? Les informations rediffusées ont-elles été vérifiées ?

Le paysage exprime la subjectivité des hommes

Les géographes ont alors cherché à savoir comment les hommes percevaient les lieux : « Ils n’agissent pas en fonction du réel, mais en fonction de la perception qu’ils en ont - c’est-à-dire d’une vision qui est déjà sociale. (…) La perspective positiviste ou naturaliste qui avait prévalu jusqu’au milieu du XXe siècle nous faisait croire que notre rôle était d’étudier le monde tel qu’il est. Nous découvrons qu’il nous faut aussi analyser la manière dont les gens le perçoivent, le vivent et le chargent de significations (Claval, 2000).

Le paysage est désormais apparu comme un livre ouvert que nous sommes invités à colorier pour ne plus le voir comme une étendue homogène, en le présupposant chargé d’une infinité de sens par toutes les personnes ou groupes de personnes qui l’ont parcouru, modifié, rêvé, parfois même mythifié, depuis la nuit des temps. Ce faisant, les géographes renouent avec la conception platonicienne du lieu (la chôra), « qui ancre tous les êtres en un lieu, leur donne une origine, une chair, une histoire, un devenir » (Claval, 2001, p. 188), alors que Descartes concevait l’espace comme un contenant (le topos aristotélicien).

Les paysages sont donc vus comme formes d’expression des projets individuels et des projets de la société. Leur interprétation tente de retrouver les préoccupations qui les ont motivés et les aspirations auxquels ils répondaient, mais aussi les rapports de force qu’ils reflètent, les vues de certains représentants de la société : "En appliquant les règles de la perspective qui viennent d’être découvertes, les peintres de la Renaissance font naître, sur leurs tableaux, des places régulières et des avenues qui fuient jusqu’à la ligne d’horizon. Une génération ou deux plus tard, les princes se mettent à construire des quartiers neufs ou à créer des villes conformes à ces rêves déjà matérialisés sur la toile" (Claval, 2000). L’approche culturelle du paysage "réel" comporte une démarche pour tenter de retrouver ce paysage "virtuel".

La prise en compte de l’expérience de chacun et de la diversité des expériences individuelles était absente de l’approche systémique (Claval, 1978). En outre, n’étaient considérés comme êtres dignes d’intérêt que les acteurs qui modèlent effectivement les paysages par leur action (Claval, 2001). À présent, toutes les expériences que les gens ont de l’espace peuvent stimuler la curiosité des géographes, qui s’interrogent dès lors sur les multiples facteurs (âge, sexe, culture) susceptibles d’influencer leurs perceptions et leurs jugements, de découvrir et comprendre les problèmes qui leur tiennent à cœur, …

Les praticiens ont alors reconnu l’importance de tenir compte, dans les projets d’aménagement du territoire, de l’affectivité dont sont chargés les lieux. Non seulement c’est l’approche sensorielle qui refait surface, dans toutes ses dimensions, mais c’est plus largement l’approche sensible (une géographie des émotions), qui appelle les géographes à retisser les liens rompus avec les artistes afin de trouver les moyens d’exprimer ce que les mots ont du mal à communiquer. Ainsi, l’importance des souvenirs est mise en évidence, ainsi que la prise de conscience de l’imprinting culturel engendré par des lieux « phares » où des racines ont pu se développer, où une identité s’est constituée, a été malmenée, ou enrichie et recomposée ; l’importance des lieux perdus aussi, de ceux dont il a fallu faire le deuil, soit en raison de notre éloignement, soit du fait de leur transformation parfois radicale.

S’interrogeant sur le sens des lieux, les géographes doivent aussi lever le voile sur la sacralité. Jusque là, on se contentait de chercher à expliquer la localisation de telle ville ou de tel village en faisant appel à des facteurs strictement rationnels. Ces derniers peuvent en effet nous satisfaire mais, si l’on observe l’espace alentour, il apparaît souvent que d’autres sites proches offrent des avantages analogues. Il fallait reconnaître que l’espace de toute société est marqué par l’expérience du religieux, du sacré et que, dans toutes les cultures, il est le lieu de croyances fantasmatiques (Godelier, 1984) : lieux maudits ou au contraire chargés d’ondes positives,... « Ces représentations magicosymboliques de l’espace peuvent, en fonction des personnes, jouer un rôle plus ou moins important, voire prépondérant par rapport à des facteurs rationnels » (Partoune et Wa Kalombo, 2001).

L’enjeu est de taille : "Reconnaître qu’une aire, un édifice religieux, un bois sont sacrés, c’est dire que les réalités sensibles ont moins de densité, de force, de signification que les au-delà dont les esprits humains ont besoin de se doter pour découvrir ce que doit être le monde, fixer les frontières du bien et du mal et donner à tous des raisons d’espérer. Les paysages reflètent ainsi une réflexion sur une ontologie spatiale qu’il faut décrypter et interpréter" (Claval, 2000).

Nous voilà donc au pied du mur : alors que depuis des décennies, notre société, via l’école, nous faisait croire que les décisions se prennent rationnellement, nous sommes maintenant amenés à reconnaître la part vivante des croyances de toute nature, y compris celles que nous réservions volontiers à l’Afrique centrale ou autres terres de la "pensée magique", à reconnaître que notre société est encore imprégnée d’animisme, de fétichisme et de pratiques occultes. Le reconnaître, c’est sortir ces croyances et ces pratiques du tabou, c’est rompre un silence qui nous protégeait, croyions-nous sans doute.

L’approche culturelle reconnaît ainsi que la perception spatiale est socialement et historiquement construite et reflète la culture des hommes. En outre, « la part purement individuelle décroît lorsqu’on s’éloigne des lieux de résidence, la part sociale se renforce » (Claval, 2002, p. 206), ainsi que l’impact des médias sur les représentations.

Les enjeux de la lecture paysagère deviennent : « Tenter d’analyser comment les objets du paysage se transforment en images, en sensations, en rêves, en émotions, saisir l’intimité et la complexité des liens qui unissent l’homme à son environnement quotidien » (Loiseau et alii, 1993, p. 21).

P. Arnould propose une formulation du concept de paysage qui tente de réunir la vision systémique et celle de la géographie culturelle (fig. infra). Il propose de placer le paysage à la croisée de six grands systèmes (écosystème, géosystème, psychosystème, politico-juridico système, sociosystème, système technico-économique) qui peuvent eux-mêmes être éventuellement dédoublés. Ils sont caractérisés par un certain nombre de mots clés dont l’intitulé et le nombre ne sont pas figés. Il y intègre la reconnaissance de l’importance des paysages sensibles, perçus, vécus, imaginés, rêvés :

« L’intérêt de cette formalisation est de déboucher sur des hypothèses sur les hiérarchies et les interactions entre ces systèmes interdépendants. Il est ainsi possible d’affirmer que longtemps le paysage forestier a été ignoré par les deux sphères les plus influentes dans l’aménagement, celle des ingénieurs, des techniciens, des économistes et celle des politiques et des juristes ». Par ailleurs, « les jugements de valeur sur le beau ou le laid, l’exceptionnel ou l’ordinaire, le rare ou le banal, le bon marché ou le cher… sont nécessairement relativisés et contestés, par la prise en compte des autres dimensions attachées à un terme aux sens et aux significations multiples » (Arnould, 2003).

GIF - 49.8 ko
Le paysage, à la croisée des regards et des systèmes
P. Arnould, 2002, Géoconfluences

Ce changement de perspective va aboutir à de nouvelles tentatives pour définir le paysage.

En conclusion, retenons une série de mots clés pour caractériser une approche culturelle du paysage :

interprétation - image mentale - subjectivité de l’observateur – expériences vécues - traditions – filtres – perceptions – significations - affectivité – sensibilité – émotions - souvenirs – racines - sacré – valeurs – symboles – identité – imagination - projets - rapports de force – acteurs – jeu social - médias – épistémologie.

Bibliographie

Arnould P., 2003. Discours sur le paysage : à la croisée des regards et des systèmes, Géoconfluences. http://www.ens-lsh.fr/geoconfluence...

Belayew D., Caudron T., Dalose P., Delporte T., Jacques C., 1995. Lecture géographique du territoire rural - les outils de la lecture paysagère, Namur, CEFOGEO, FUNDP.

Claval P., 1978. Espace et pouvoir, Paris, PUF, Coll. Espace et Liberté.

Claval P., 2000. Les géographes, le paysage et la modernisation, Colloque de l’UGI, Séoul, Bulletin 50(2).

Claval P., 2001. Épistémologie de la géographie, Paris, Nathan Université, 266 p.

Fourez G., 1992. La construction des sciences, Bruxelles, De Boeck Université.

Godelier M., 1984. L’idéel et le matériel, Paris, Fayard, 348 p.

Guillaume P., Sourp R., 1999. 50 activités avec le paysage, de l’école au collège, Toulouse, CRDP Midi-Pyrénées.

Loiseau J.-M., Terrasson F., Trochel Y., 1993. Le paysage urbain, Paris, éd. Sang de la Terre.

Partoune C. et Wa Kalombo Katukumbanyi M., 2001, Un outil original pour un recueillir les représentations mentales de l’espace auprès de personnes issues d’Afrique subsaharienne : la simulation à l’aide de figurines symboliques, in L’exclusion et l’insécurité d’existence en milieu urbain, B. Bawin et J.-F. Stassen (dir.), Bruxelles, éd. Luc Pire.

Pinchemel P., 1987. Lire les paysages, Paris, Documentation française et CNDP, coll. Documentation photographique, vol. 6088.

Tauveron C., 1999. Et si on allait voir du côté des écrivains ?, in Décrire dans toutes les disciplines, Paris, Cahiers pédagogiques, n° 373, pp. 19-21.