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Le paysage : de quoi parle-t-on ?

( 13 décembre 2008)

Le paysage en débat

Le paysage est-il une réalité, un objet qui existe en dehors de nous ? ou est-il une image, une représentation mentale tout entière marquée de la subjectivité de notre perception et de notre interprétation ? Voilà le débat qui anime la communauté scientifique depuis des années, et c’est un choc de cultures qui est révélé à travers ces questions.

Selon la conception traditionnelle, le paysage est un objet en dehors de nous. C’est sur cette idée que sont fondées les définitions des dictionnaires :

"Paysage : partie d’un pays que la nature présente à un observateur" (Petit Robert)

"Paysage : étendue de pays qui s’offre à la vue" (Petit Larousse illustré)

Ces définitions correspondent à une vision du monde où l’on postule l’existence d’une "réalité". Le paysage "objet", construit, bâti ou naturel, existe sans observateur. Ce dernier doit se débarrasser de toute subjectivité en appliquant au paysage une grille de lecture dite « objective », de le nomenclaturer et le classer grâce à des typologies rigoureuses, de « découvrir » les « lois » de la genèse des paysages. Le travail scientifique vise à produire une explication du paysage.

Aujourd’hui, cette conception des choses est remise en question au profit d’une reconnaissance de l’impossibilité pour nous d’accéder à cette réalité. Le paysage dont nous parlons, sur lequel nous intervenons, ne serait que l’idée que nous nous en faisons, sa réprésentation mentale.

Que faut-il entendre par " représentation mentale " ?

Le terme de représentation mentale désigne un "déjà là" en nous sur lequel nous allons greffer de nouvelles connaissances. Chez certains auteurs, le terme désigne seulement la part conceptuelle des connaissances. Voici une définition plus large qui intègre la dimension affective de notre être :

"Une représentation est un phénomène mental qui correspond à un ensemble plus ou moins conscient, organisé et cohérent, d’éléments cognitifs, affectifs et du domaine des valeurs concernant un objet particulier. On y retrouve des éléments conceptuels, des attitudes, des valeurs, des images mentales, des connotations, des associations, etc. C’est un univers symbolique, culturellement déterminé, où se forgent les théories spontanées, les opinions, les préjugés, les décisions d’action, etc."

(Garnier et Sauvé, 1999, p. 66).

Fermez les yeux et rappelez-vous un paysage que vous connaissez bien. Vous en faites le tour lentement une première fois..., puis une seconde... Les images qui s’assemblent furtivement composent progressivement une mosaïque chargée de sens : souvenirs, sentiments, émotions, informations scientifiques, événements publics, secrets, opinions, énigmes, rêves, projets,... sont associés aux couleurs, aux formes, aux fragments d’éléments saisis dans le lointain ou en gros plan, au gré des "travelling" fantaisistes de votre imagination.

Arrêtons-nous un instant "sur image" au cours de cette balade virtuelle. Ce paysage bien connu nous est soudain révélé sous un nouveau jour : nous prenons conscience de la « représentation mentale » du paysage qui est en nous.

Dans cette perspective, la subjectivité du regard de l’observateur est reconnue : nous regardons le monde, nous le percevons et le concevons à travers le voile de nos désirs, de nos croyances et de nos émotions, culturellement estampillés au point de les croire naturels. Le paysage apparaît désormais comme un livre ouvert, une étendue chargée d’une infinité de sens par toutes les personnes ou groupes de personnes qui l’ont parcouru, modifié, rêvé, parfois même mythifié, depuis la nuit des temps.

Dans cette conception, le paysage n’est pas le réel : il est produit par le regard, il est "construit" par une personne qui est située dans l’espace et dans le temps, dans une culture et dans une société donnée. Il dépend aussi du cadrage utilisé et des processus de construction mentale de l’image. Ce paysage n’existe pas sans observateur. Le travail scientifique vise à produire une interprétation du paysage.

La Convention européenne du paysage

La définition du paysage qui a été adoptée à Florence, en 2000, dans la Convention européenne du paysage s’inscrit dans cette conception :

"Le paysage désigne une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations".

Du visible au perçu, le paysage est passé du matériel à la vue de l’esprit. De la portion de "pays" au territoire régi par une convention internationale, le paysage est passé du champ artistique (le terme est né des peintres, au XVe siècle, pour qualifier un genre particulier de tableaux) ou scientifique au champ politique. L’on retrouve, dans la Convention européenne du paysage, à la fois l’impact du courant phénoménologique et celui de l’approche systémique.

En Wallonie, où la Convention européenne est d’application depuis mars 2004, le paysage est mentionné comme un élément incontournable dans le Code wallon de l’aménagement du territoire, de l’urbanisme et du patrimoine (CWATUP). Une procédure de classement permet de protéger des paysages en tant que site s’ils présentent un intérêt esthétique. D’autres outils peuvent contribuer à la restauration des paysages urbains et ruraux dans le cadre du remembrement rural, d’opérations de rénovation urbaine et de revitalisation ou de rénovation de sites d’activité économique désaffectés.

Avec cette nouvelle définition, il devient de plus en plus difficile, à propos du paysage, de tracer une limite entre ce qui est sujet et ce qui est objet.

Pourquoi est-ce intéressant de clarifier sa conception du paysage ?

L’intérêt de cette distinction entre "paysage-objet" et "paysage-représentation mentale" est de voir, lorsque nous examinons nos pratiques pédagogiques, si l’accent est mis sur telle ou telle conception du paysage.

Par exemple, examinons la façon dont la photographie de paysage est utilisée.

Lorsque des questions sont directement posées sur le paysage photographié (la photo est d’ailleurs parfois confondue avec le paysage) ou que la photo est traitée en tant qu’image de paysage (elle est alors l’objet d’une analyse critique externe), le paysage est considéré comme un objet, nous sommes dans une posture réaliste (Thémines, 2001).

Lorsque l’image de paysage est interprétée et que les consignes visent à faire émerger les représentations mentales des personnes, ou que les images de paysage, leur fabrication et leur lecture sont considérées comme s’inscrivant dans des processus de production du territoire (une part du travail consiste à faire apparaître les changements dans le rapport des personnes à la "réalité" du fait de ce travail sur les images), on s’intéresse surtout à l’idée que chacun se fait du paysage ou aux impacts de ces idées sur le comportement des personnes. Nous sommes dans une posture qualifiée d’interactionniste (Thémines, 2001).

Diversité des aspects et des points de vue sur le paysage

Est-il possible de sortir d’une vision dualiste du monde et de réconcilier visions réalistes et visions interactionnistes du paysage plutôt que de les opposer et d’opter pour l’une ou pour l’autre ? C’est la question qui se pose lorsque nous cherchons à penser les choses d’une manière complexe. Les outils que nous utilisons pour appréhender "le paysage", tous forgés dans le creuset des cultures, ne nous donnent effectivement qu’une image de cette "réalité" que nous décidons de nommer "paysage", mais il y a bien par ailleurs une résistance de cette "réalité" à l’image que nous en avons, comme l’exprime si bien M. Kessler (1999) : "Le paysage n’est pas "quelque chose" mais un entre-deux : ni tout à fait sous la main, ni tout à fait hors de portée - ni mis à distance comme un objet, mais pas non plus pure représentation du sujet". Pour lui, l’être humain lui aussi est dans un entre-deux, ni tout à fait sujet, ni confondu avec le paysage.

C’est dans cette perspective que j’ai choisi de travailler sur la relation dialogique qu’il peut y avoir entre les axes « paysage-objet » et « paysage-représentation mentale » à travers la mise au point d’un outil d’aide à la décision lors de l’élaboration d’un projet d’éducation à la citoyenneté relatif au paysage (tableau infra).

Grossièrement taillé, cet outil doit être considéré comme dynamique, ouvert, non achevé, susceptible d’être enrichi et nuancé par chacun, en fonction du contexte et des situations rencontrées. En voici les clés :
-  Il est élaboré à partir de l’identification d’un certain nombre d’aspects du paysage pour chacun desquels des acteurs et des usagers particuliers ont été repérés. Sept aspects ont été retenus, en s’inspirant d’une typologie des aspects de l’environnement proposée par L. Sauvé (1994).
-  Chacun de ces acteur est susceptible d’avoir un point de vue culturellement déterminé, plutôt « paysage-objet » ou plutôt « paysage-représentation mentale ». Quelques exemples d’acteurs contrastés par leur point de vue sont repérés pour chaque aspect.

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Le paysage : aspects et points de vue
C. Partoune, 2004

Cela donne le paysage « cadre de vie » des passants et des habitants, pour lesquels le paysage est une sorte de décor du théâtre de leur vie, alors que des philosophes vont s’intéresser à la valeur existentielle des paysages pour l’homme.

Le paysage « nature » des naturalistes, pour qui le paysage est un objet d’étude, sera perçu bien différemment par des promeneurs venus s’y ressourcer, des esthètes contemplatifs ou des mystiques pour qui les paysages sublimes sont l’œuvre du Créateur.

Le paysage « espace » sera plus familier aux géographes classiques qui l’étudient comme révélateur d’un système spatial, tandis que les psychologues cognitivistes s’intéresseront aux filtres perceptifs et aux images mentales en chacun de nous.

Complémentaires des géographes, les historiens, les archéologues et les sociologues prennent en considération le paysage « héritage », témoin d’une évolution séculaire et produit social qu’il convient de décrypter, tandis que les psychologues s’intéresseront à la dimension identitaire pour chacun des paysages qui sont témoins d’un vécu, de souvenirs, supports où s’ancrent la mémoire individuelle et la mémoire collective le plus souvent inconsciemment.

Le paysage « territoire communautaire » est un objet manipulé par les aménageurs et les gestionnaires qui le modifient ; il est un objet d’enjeux entre acteurs qui ont des intérêts différents ou des points de vue différents, certains citoyens y accordant en effet une valeur patrimoniale, symbolique.

Le paysage « ressource », c’est celui qui, en tant qu’objet réel, rapporte de l’argent aux exploitants touristiques ou la victoire aux militaires, tandis que sa valeur symbolique est exploitée dans la publicité.

Le paysage « média » est en lui-même un message déroulé par les paysagistes (entre autres), alors que les artistes, les touristes ou les enseignants vont le virtualiser dans une peinture, une photographie ou un croquis.

Chaque acteur produira probablement une définition et une description du paysage orientées en fonction de ses préoccupations et de son point de vue.

Bibliographie

Garnier C., Sauvé L., 1999. Apport de la théorie des représentations sociales à l’éducation relative à l’environnement - Conditions pour un design de recherche, Éducation relative à l’environnement - regards, recherches, réflexions, Arlon, FUL, pp. 65-77.

Partoune C., 2004. Un modèle pédagogique global pour une approche du paysage fondée sur les NTIC, thèse de doctorat, Université de Liège.

Thémines J.-F., 2001. Quel paysage enseigner en classe de 6e ? in Enseigner le paysage ? Leroux A. (coord.), Actes d’un séminaire IUFM de Caen - 17-24 mars 1999, Caen, CRDP de Basse Normandie, pp. 63-77.