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Traces et signes - émotions et symboles

( 30 juillet 2008)

Percevoir et penser en hyperpaysage, c’est établir un lien entre notre mouvement d’attirance ou de rejet de certains éléments et la valeur symbolique de ceux-ci

Traces et signes

Dans le paysage, "tout est signe, ou plutôt indices, révélant, pour qui sait lire, non seulement les structures mais aussi les dynamiques" (Guillaume et Sourp, 1999, p. 24), tout autant que les liens, matériels ou affectifs, révélateurs du vécu des hommes. Le paysage est ici considéré comme une réalité en soi, qu’il convient de découvrir.

Les paysages sont aussi le résultat d’un certain nombre de croyances, religieuses ou non, qui sacralisent ou diabolisent des objets ou des lieux, qui conduisent à marquer l’espace d’une certaine manière, ostentatoire ou discrète, qui dictent une configuration particulière aux constructions humaines, qui conduisent les hommes à éviter certains lieux ou au contraire à les fréquenter davantage. Les croyances, ce sont aussi toutes les idées non démontrables qui peuvent orienter l’action dans un sens ou dans un autre, comme le fait de croire que la technique, la technologie peut ou non venir à bout de tout problème avec la nature, qu’elle peut ou non nous permettre de prévoir l’avenir, etc. Certaines croyances sont à ce point partagées depuis longtemps par un grand nombre de personnes qu’elles en deviennent des mythes.

La personne qui réalise un hyperpaysage va elle aussi être influencée dans son attitude, sa perception, et lire le paysage en fonction de ses croyances multiples, dont bien souvent elle n’a pas conscience, ayant l’illusion qu’elle a une conception "naturelle" ou scientifique des choses : "C’était bien mieux avant" - "Il y a des années que nous n’avons pas eu un été aussi pourri" - "Tout peut s’expliquer par ce que je vois" - "Ce que je vois, c’est la réalité", etc.

"Le paysage n’est pas un simple regard sur les choses, c’est une vue qui nous touche. (...) Le paysage est une expérience charnelle et sentimentale, que le sentiment soit esthétique et / ou nostalgique ou autre encore, des lieux ; cet amour ou ce dégoût, sont des formes et des révélations de notre appartenance au monde" (d’Angio et alii, 2001).

Emotions et symboles

"L’affectivité peut étouffer la connaissance, mais elle peut aussi l’étoffer. Il y a une relation étroite entre l’intelligence et l’affectivité : la faculté de raisonner peut être diminuée, voire détruite, par un déficit d’émotion ; l’affaiblissement de la capacité à réagir émotionnellement peut être même à la source de comportements irrationnels" (Morin, 1999, p. 6).

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La lisière de la forêt à Ferrières
Photo : C. Partoune, 2002.

"Les paysages étaient comme un archet qui jouait sur mon âme" écrit Stendhal dans La vie d’Henri Brulard.

"Le paysage est le lieu de superposition de jeux de pouvoir et de symboles qui ont une influence sur l’imagination des hommes" (Gandy, 2001).

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En chacun, des trésors de symboles
Le regard de Nadine.

"Les émotions positives ou négatives devant le paysage relèvent chez l’individu d’une sphère touchant la vie privée, les pulsions profondes. (...) Elles sont exprimées de façon symbolique par rapport à un paysage autant "rêvé" que perçu". En effet, lorsque nous sommes face à un paysage, nous sélectionnons toute une série d’éléments pour recomposer une image mentale très personnelle. La partie inconsciente de notre esprit, celle qui s’exprime dans le rêve, a un rôle considérable dans notre appréhension du paysage." (Loiseau et alii, p. 172).

Ces auteurs soulignent l’importance de tenir compte de la dimension émotionnelle dans toute communication à propos du paysage, qui s’avère souvent un terrain conflictuel. Souvent, en effet, les interlocuteurs étant intimement impliqués, ils éprouvent de la peur et s’installent en position défensive. Cette situation est d’autant plus délicate qu’un discours rationnel vient masquer les émotions ressenties en présentant des arguments "objectifs" alors que c’est la subjectivité profonde qui parle.

La clarification de ce que chacun ressent à l’égard du paysage, notamment via l’interprétation des symboles, est indispensable à l’élaboration de toute politique du paysage (Loiseau et alii, pp. 45-46).

Exprimer directement ses émotions est difficile pour certains et des outils symboliques facilitant leur expression peuvent s’avérer très utiles. En effet, au-delà de grandes images universelles, il faut considérer qu’un symbole est fort variable dans son sens d’un individu à l’autre (ibidem, p. 173). Ainsi, pour comprendre une prise de position ("c’est beau, c’est laid"), il peut s’avérer efficace de demander quels sont les éléments qui touchent particulièrement, et ce qu’ils symbolisent chacun, ou leur agencement, "de faire dire pourquoi ce petit détail évoque la plénitude, des souvenirs heureux, une chaleur, un contact ou bien aussi une désorganisation, le froid, la dureté, l’angoisse, la désorientation, etc., en fait toutes les gammes positives et négatives de notre sensation de présence au monde" (ibidem, 1993, p. 47).

Influence des mythes sur notre perception du paysage

Aller vers l’invisible du paysage, ce serait donc s’intéresser à l’impact du spectacle offert sur nos représentations, sur nos émotions, sur notre être au monde. Par exemple, dans quelle mesure les vues aériennes modifient-elles la perception de notre cadre de vie en stimulant notre imaginaire ? Elles nous donnent à voir le paysage de l’oiseau dont nous rêvons de partager les sensations, ou celui du seigneur toisant son royaume depuis la plus haute tour de son château... Nous pouvons faire l’hypothèse que les vues aériennes entrent en résonance avec certains mythes fondateurs.

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La terre vue du ciel

Pour P. Nys, en effet, le paysage de la terre vue du ciel ramenée par les astronautes en 1969 a provoqué une émotion collective sans précédent "parce que cette image représente l’aboutissement d’un mythe, comme si tout le long détour de notre histoire scientifique et les multiples mises au point de milliers de machines n’avaient eu comme sens et comme résultat secret enfin révélé et pourtant toujours déjà pressenti, sinon souhaité, de nous faire voir une simple image, une image toute simple, quasi primitive et mythique : celle de la terre comme notre terre. Désir très ancien profondément ancré dans les entrailles de la terre. Cette image propose à l’humanité l’image d’une angoisse métaphysique absolument terrestre" (Nys, 1995, p. 29).

Au-delà de ces images aériennes exceptionnelles à l’échelle de l’histoire humaine, les mythes paysagers sont nombreux et puissants et sont présents dans toutes les cultures : le mythe de la terre ou de la forêt vierge, de l’île déserte, du désert infranchissable, de la nature intacte, de la source enchantée, des marécages maléfiques, de la montagne domaine des dieux, du jardin d’Éden, ...

Andreotti (1997, p. 83) est convaincu que les racines de ces mythes sont mêlées à celles des différentes religions et que de là proviennent des critères éthiques, esthétiques et mystiques qui ont influencé de manière importante non seulement la détermination de notre paysage culturel mais aussi la perception intellectuelle que nous en avons.

Certains mythes sont davantage liés à des contes et légendes et ont une portée géographique plus restreinte mais néanmoins transnationale (mythe de Robin des bois dans les régions d’Europe occidentale, mythe de la sirène dans les rivières d’Afrique subtropicale, mythe des monstres de toutes sortes un peu partout dans le monde et dans différents types d’habitat). L’analyse des oeuvres littéraires, picturales, photographiques ou cinématographiques, ou encore des représentations paysagères présentes dans les jeux électroniques est riche d’enseignement pour déceler les mythes véhiculés à chaque époque, dans chaque culture.

Un certain nombre de mythes à propos de notre histoire conditionnent également notre perception du paysage : à propos de la façon dont les hommes vivaient autrefois (mythe de l’homme des cavernes, mythe du paradis rural perdu), à propos des événements qui se sont déroulés dans telle ou telle région (mythes de la terre originelle d’un peuple, mythes liés aux grandes batailles), à propos des processus de transformation du paysage et des sociétés (mythe du grand cataclysme naturel ou social, mythe de la génération spontanée, mythe de l’évolution naturelle, mythe de l’éternel recommencement, mythe de Sisyphe,...).

Au niveau des régions du monde, les paysages sont médiatisés de manière tellement stéréotypée (et les manuels scolaires n’échappent pas à ce travers) qu’ils en deviennent mythiques, que ce soit à l’échelle du monde ou pour la population locale : LE paysage provençal, LE paysage fagnard. Ici, c’est la publicité, les magazines, qui nous révèlent les plus porteurs.

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Une star du paysage
Manhattan chez MacDo

Certains paysages sont devenus de véritables stars (le Parc de Yellowstone aux Etats-Unis, les pyramides d’Egypte, Manhattan), véhiculant pour chacun un tas d’histoires entremêlées, histoire humaine ou fiction. Peu importe justement, cela contribue sans doute à la grandeur d’un mythe paysager : sa capacité à signifier quelque chose de profond pour le plus grand nombre, à traduire les peurs, les aspirations ou l’expérience vécue en une image perçue comme forte, synthétique et globale, où l’individu non seulement se sent rejoint au fond de lui-même, mais aussi partage avec d’autres cette émotion-conscience existentielle.

Références

Andréotti G., 1997. Aspects généraux du rapport entre paysage et religion, Géographie et Cultures, n° 23, Paris, L’Harmattan, pp. 77-88.

d’Angio et alii, 2001. Le paysage, réalité ou chimère ?, sur le site de l’IUFM d’Aix-Marseille. www.aix-mrs.iufm.fr/formatio...

Gandy M., 2001. Paysage, esthétiques et idéologie, Paris, Géographie et cultures, n° 39.

Guillaume P., Sourp R., 1999. 50 activités avec le paysage, de l’école au collège, Toulouse, CRDP Midi-Pyrénées.

Loiseau J.-M., Terrasson F., Trochel Y., 1993. Le paysage urbain, Paris, éd. Sang de la Terre.

Morin E., 1999. Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Paris, Unesco, 67 p.

Nys P., 1995. Paysage et re-présentation : la Terre comme paysage, Géographie et Cultures - Spécial Paysages, Paris, L’Harmattan, vol. 13, pp. 23-34.

Partoune C., 2004. Un modèle pédagogique global pour une approche du paysage fondée sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication, thèse de doctorat, Université de Liège.