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De la vue au regard

( 9 août 2008)

Percevoir et penser en hyperpaysage, c’est avoir conscience des filtres culturels qui conditionnent notre regard

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Regards
Photo : C. Partoune.

"Un paysage, on le sent, on le respire, bien avant de le comprendre" (Loiseau et alii, 1993, p. 42).

Pourtant, la vue est le sens considéré comme "dominant" dans la perception du paysage. Cette préférence visuelle modifie le rapport à l’environnement : plus descriptif, abstrait, analytique, intellectuel ; moins palpable, affectif.

Comment notre vision organise-t-elle l’image qui lui parvient ?

Les progrès des sciences cognitives permettent à l’heure actuelle de décomposer la "reconnaissance visuelle" en six phases :

1. Détection des lignes, des bords.

2. Regroupement en ensembles géométriques (contours, régions, surfaces).

3. Extraction des propriétés géométriques tridimensionnelles de l’objet.

4. Représentation structurale invariante (par ex. indépendante du point de vue optique de l’observateur).

5. Mise en relation avec le répertoire mental de représentations, permettant de reconnaître qu’il s’agit d’un objet "réel".

6. Accès à un système sémantique qui identifie l’objet.

"Donc la vision est bien autre chose qu’un enregistrement de données optiques. Notre oeil n’est pas une caméra. (...). Le paysage est dans le sujet (notre cerveau) comme il est dans l’objet (les choses de l’environnement). Nous reconnaissons les objets qui nous entourent par inférence, c’est-à-dire par une mise en relation du donné optique avec un stock d’informations qui dépendent de notre mémoire et non pas de l’environnement objectif" (Berque, 1995).

Dans cette conception, nous constatons que la mémoire est considérée comme une banque de données qui chercherait à faire coïncider l’image reçue avec une image connue et répertoriée : elle interpréterait l’image vue. Nous pourrions aller plus loin encore et considérer que l’image est vivante, dans la mesure où les sensations qui y sont associées la modifient en permanence (impression d’être entouré, ou perdu, ou bousculé,... ; association avec des événements vécus,...).

Formatage du regard par le langage

Notre capacité d’identifier les choses, de les "voir", est notamment liée à notre langage qui dénomme. Elle est donc propre à chaque culture : il y a donc des "choses" que nous ne voyons pas parce que nous n’avons pas de mots pour les faire exister. A titre d’exemple, les esquimaux disposent de plusieurs dizaines de mots pour ce que nous appelons "neige" et ils sont bien plus attentifs aux rapports entre les objets qu’aux objets eux-mêmes. De même, les japonais disposent d’un vocabulaire pour désigner les espaces entre les objets, ce que les occidentaux n’ont pas (Hall, 1996).

Formatage du regard par le contexte culturel

"Le nouveau dogme, c’est qu’il faut être à l’écoute de son corps parce que lui ne mentirait pas, contrairement à l’esprit ou au langage (...). Les représentations dominantes réduisent le corps à une entité mue par une dynamique exclusivement interne, génétique, lui niant toute histoire. Or le néocortex n’a pu se parachever que de concert avec la culture puisque l’essentiel des comportements qu’il gouverne nécessite des apprentissages sociaux et ne répond plus à une programmation stéréotypée et automatique. L’apparition des capacités langagières et acoustiques caractéristiques de l’espèce a supposé, outre les mutations génétiques assurant non pas l’usage de la parole mais les possibilités virtuelles de l’acquérir, une structure sociale arborant un niveau de communication hautement complexifié. Une analyse transculturelle ferait sans doute réapparaître la grande variété des sensorialités en fonction des peuples et régions de la planète : nous entendons ce que la culture nous invite à entendre et nous voyons ce qu’elle nous donne à voir" (Dostie, 1992).

Ainsi, notre regard est socio-culturellement déterminé. Il a une histoire. Le regard de chacun est unique, appareil perceptif sans cesse affiné par les expériences vécues, dont font partie les tranches de vie qui croisent les grands moments de l’humanité dans sa conscience et sa connaissance d’elle-même.

Sans doute avons-nous déjà pressenti cette idée, chère à la Renaissance, que le regard est pouvoir et qu’à travers l’oeil passent les forces intimes de l’être (théorie des humeurs), maléfiques ou bénéfiques, permettant d’agir sur autrui ; que le regard intérieur de la contemplation est "libéré du voile de la chair", en quelque sorte absolu.

Nous rejoignons le XVIIe siècle lorsque nous sommes fascinés par les trompe-l’oeil ou autres jeux d’optique, en même temps que saisis de doute à l’égard du visible et conscients des filtres mis en lumière par Kepler, Galilée, Descartes ou Bacon.

Et nous nous abandonnons au sensualisme du XVIIIe siècle lorsque nous affirmons qu’il faut voir pour savoir et quand nous véhiculons dans notre enseignement l’illusion d’un regard pur entre un objet et un sujet.

C’est l’héritage galiléen qui est remis à l’honneur aujourd’hui, "ce regard qui nous fait voir ce que nous voyons de la manière dont nous le voyons" (Havelange, 1997).

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Le système de filtres
Source : Paulet, 2002, p.8.

De l’approche sensorielle à l’approche sensible

De la vue au regard, de l’ouïe à l’écoute, du toucher au tact, ... ; l’enjeu pédagogique est de passer des sens à la sensibilité, de l’approche sensorielle à l’approche sensible.

Cette éducation à la sensibilité permet de reconnaître la pertinence des savoirs sensibles mais aussi de travailler l’une des conditions pour réaliser un "vivre ensemble démocratique", selon A. Bouillet (1999) : pour lui, "l’éducateur doit travailler avec, en parallèle et contre les "engrammages du sensible. (...) Ce qui implique qu’on soit capable de comprendre les dispositifs informels qui travaillent en permanence et qui contribuent à structurer notre écoute, notre regard, notre goût, etc.", afin de "contribuer à l’émergence et au renforcement d’un désir de lien social tel que s’applique à le penser l’idéal démocratique". Il donne ainsi à l’éducation de la sensibilité une place fondamentale dans le processus plus global d’éducation à la citoyenneté.

Références

Berque A., 1995. Les raisons du paysage, de la Chine antique aux environnements de synthèse, Paris, Hazan.

Bouillet A., 1999. Éditorial in Des sens à la sensibilité, quelle éducation ?, Cahiers pédagogiques, n° 374, Paris.

Dostie M., 1992. Corps investis, Bruxelles, De Boeck-Wesmael.

Hall E., 1996. La dimension cachée, Paris, Points.

Havelange C., 1997. Le regard invisible - Pour une théorie du troisième élément, in L’oeil en pénombre - Essais d’anthropologie du regard, Bruxelles, Voir, n° 14, Ligue Braille, pp. 4-13.

Paulet J.-P., 2002. Les représentations mentales en géographie, Paris, Anthropos, coll. Géograhie.