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De la pensée linéaire à la pensée systémique

( 28 juillet 2008)

Notre héritage : la pensée linéaire

La pensée rationnelle s’exerce de différentes façons. L’on distingue couramment une approche linéaire et une approche systémique.

La science occidentale, traditionnellement, préconise l’approche linéaire, héritée d’Aristote et rendue "opérationnelle" par Descartes au 17e siècle. Nous pouvons résumer ses principes ainsi : séparer le plus possible et dénombrer, pour pouvoir aller du simple au complexe.

Le principe du réductionnisme fut à la base de la méthode expérimentale, dite scientifique : la diversité et la complexité de la réalité peuvent se réduire par le biais d’expériences dont les résultats seront validés par leur récurrence, et la connaissance peut s’obtenir par la réfutation d’hypothèses.

Selon cette conception de la science, il serait impossible de parvenir à comprendre les systèmes complexes si l’on n’avait pas commencé au préalable par isoler les diverses parties qui les composent. Le savoir est objectif, vise l’exhaustivité et se prétend universel. Nous pouvons reconnaître un mode de pensée « linéaire » lorsque nous considérons qu’à un problème donné, il y a une cause antécédente bien précise et que nous recherchons une solution simple et immédiate.

Les limites de la pensée linéaire

Dans toute une série de circonstances, l’approche linéaire est sans doute acceptable, mais en général, ce type de pensée est appliqué à des situations où cela fonctionne mal. Ainsi, les jeunes ménages en manque d’espaces verts vont quitter la ville pour la campagne mais ne réaliseront pas qu’à court, moyen et long terme, ce comportement sera responsable de nouvelles nuisances entachant la qualité de leur vie, notamment en modifiant profondément l’aspect des paysages qu’ils avaient choisis pour cadre. L’opération ne se soldera donc pas nécessairement par un bilan positif : il eût fallu examiner la situation dans toute sa complexité.

Des auteurs comme Ashby et Watzlawick expriment clairement un scepticisme allant jusqu’à mettre en cause la transférabilité au monde réel des résultats de certaines recherches en laboratoire :

« Le fait qu’un dogme comme « faire varier les facteurs un par un » ait pu être admis pendant un siècle, montre que l’objet des recherches scientifiques était, dans une large mesure, les systèmes qu’autorisait justement cette méthode, car une telle méthode est souvent totalement impropre à l’étude des systèmes complexes... » (Ashby, 1956) ;

« ... tant que la science a eu pour objet des relations causales linéaires, univoques et progressives, des phénomènes fort importants sont restés à l’extérieur de l’immense territoire conquis par la science depuis les quatre derniers siècles » (Watzlawick et al., 1972, pp .24-25).

Les conséquences négatives de la généralisation et surtout de la domination exclusive de ce mode de pensée linéaire sont souvent évoquées (Lapointe, s. d.) :

• fragmentation du savoir en autant de domaines qu’il y a de phénomènes à étudier, entraînant la surspécialisation, d’où une difficulté de communication grandissante entre les spécialistes et un isolement des disciplines scientifiques les unes envers les autres d’une part, et face au monde réel d’autre part ; • exigence de définir, de façon étroite, les problèmes que nous affrontons ; tendance à n’envisager qu’une seule chose à la fois (ou ne faire varier qu’un seul paramètre à la fois) et à en déduire des attributs appartenant à l’ensemble étudié ; • efficacité "douteuse" face à la résolution de problèmes qualifiés de complexes.

L’approche systémique

Le concept de système date des années 1940 et a d’abord stimulé les physiciens, avec l’étude des servomécanismes, puis accompagné les recherches sur l ’intelligence artificielle (1959), les simulations de systèmes complexes et la mise au point d’une théorie sur la dynamique des systèmes (1971).

Dans le domaine de l’environnement

L’approche systémique a accompagné la naissance de l’écologie. Elle a engendré le concept d’écosystème, élargi plus tard au concept d’ écosociosystème lorsque le concept d’environnement, initialement confiné au milieu naturel, a intégré les aspects économiques, sociaux et culturels.

Le schéma ci-dessous illustre le fonctionnement de la forêt caducifoliée et met bien en évidence les liens d’interdépendance entre les êtres vivants et avec le milieu.

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L’écosystème de la forêt caducifoliée. Source : P. Duvigneaud - La synthèse écologique, 1974, pl. 11.

La synthèse écologique, de P. Duvigneaud (1974), et Le macroscope, de J. de Rosnay (1975), qui vulgarisèrent les idées de L. von Bertalanffy (1972) :

• un système est composé d’éléments reliés entre eux par un réseau de transport et de communication ; il est borné par une frontière, "naturelle" (membrane cellulaire) ou culturelle (frontière d’un pays) ;

• le fonctionnement du système est assuré par des flux entre des réservoirs où sont stockés des matières, de l’énergie, de l’information, de l’argent ;

• un système possède des qualités dites émergentes, que les parties ne possèdent pas (par exemple, la capacité d’autoproduction) ;

• tout système présente une certaine stabilité, ce qui donne à penser qu’il est organisé selon une finalité, soit imposée de l’extérieur (les machines) ou de l’intérieur (les normes élaborées par les cultures), soit interne au système (la "pulsion" de survie des espèces) ;

• la résistance au changement du système est assurée par des mécanismes de régulation (les « boucles de rétroactions négatives »), qui interviennent pour annuler à terme les effets d’une perturbation (fig. ci-dessous) ;

• certaines perturbations peuvent engendrer des rétroactions positives (l’effet "boule de neige"), qui amplifieront l’effet des perturbations et conduiront au déséquilibre du système et à sa modification.

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La régulation d’une population. Source : Le macroscope, J. de Rosnay, 1975, p. 30.

En psychologie

L’approche systémique eut un retentissement important en psychologie et modifia la façon de travailler d’une génération de thérapeutes devenus "systémiciens". Au lieu de se focaliser sur l’individu et "son" problème, leur souci est de replacer "le" problème dans son contexte et de travailler avec une base d’acteurs plus large pour tenter d’intervenir sur les relations dans le système. Cependant, à la différence des physiciens opérant sur des machines sans états d’âme, les thérapeutes se trouvaient dans un champ humain, par essence infiniment plus complexe. Ils ont donc contribué à enrichir l’approche cybernétique en mettant en lumière l’impact de l’observateur sur le système. L’observateur n’est plus considéré comme extérieur au système ; il en fait partie intégrante et sa présence, son travail d’interprétation, son action de communication, ont un impact sur le système, contribuent à son fonctionnement et à son évolution.

Cette idée est couplée avec celle, plus ancienne, d’approche phénoménologique de la perception, initiée par Merleau-Ponty (1945) : "Tout ce que je sais du monde, même par science, je le sais à partir d’une vue mienne ou d’une expérience du monde sans laquelle les symboles de la science ne voudraient rien dire".

Il convient donc de considérer le système en tenant compte de deux choses :

• la perception que les individus ou les groupes ont du système et de son fonctionnement a au moins autant si pas plus d’intérêt et d’importance que "la réalité" ;

• l’observateur appréhende le système à travers un certain nombre de filtres, physiologiques et culturels.

À la complexité des situations s’ajoute la complexité des regards sur les situations.

L’influence de l’approche systémique en géographie

Chez les géographes, l’expression « savoir penser l’espace », attribuée à Y. Lacoste, est devenue familière et signifie, pour B. Mérenne, « être capable d’inscrire tout sujet d’étude dans son ou ses environnements spatiaux et à différentes échelles spatiales et temporelles » (Mérenne-Schoumaker, 1994, p. 95). C’est donc l’idée de connexité qui est à la base de ce raisonnement géographique, et qui est également un trait de l’approche systémique, mais avec une dimension spatiale : « Les phénomènes que l’on observe en un point sont liés entre eux à des réalités d’échelle plus petite ou plus grande. Ces relations expliquent les structures que la géographie décèle à la surface de la terre » (Claval, 2001, p. 146).

La recherche des structures spatiales stables permettant de caractériser la physionomie d’un paysage ou d’une région a donné lieu à un modèle de causalité structurelle pour en rendre compte (structures ethniques ou sociales) qui s’est avéré trop simpliste pour analyser des cas concrets.

Les bases de la géographie économique - la « nouvelle géographie » déployée dans les années 1960 - se sont développées en s’inspirant de quelques économistes qui ont développé un certain nombre de modèles spatiaux pour expliquer les localisations agricoles, industrielles ou tertiaires (von Thünen, Weber, Lösch, Christaller).

Ces modèles sont inspirés de la physique et font de la géographie une science des forces que la vie de relation met en jeu (modèles gravitaires, gradients). Ils mettent en avant l’importance des acteurs dans les décisions économiques, ainsi que la notion de flux, avec le transport des biens entre lieux de production et lieux de transformation ou de consommation, la circulation des clients ou celle des prestataires de services, puis celle des informations. Intervient également la notion de stocks et de réservoirs de matières, d’énergie, de main d’œuvre ou de capitaux.

Surtout, l’influence des économistes donne à penser aux géographes qu’il pourrait y avoir des lois spatiales,, à l’instar des lois économiques, des références théoriques qui permettraient d’interpréter les cartes, au lieu de procéder de manière empirique.

Les géographes relativisent cependant l’efficacité de ces modèles, fondés sur des présupposés qui ne se vérifient pas toujours dans la réalité, et s’intéressent alors aux processus décisionnels afin de rendre compte des configurations évolutives très irrégulières. Ils s’intéressent alors au rôle de la perception du milieu, à l’importance des cartes mentales et à la complexité des comportements (géographie behavioriste).

Parallèlement, "la recherche sur les combinaisons (...) a préparé la voie aux procédures d’analyse structurale ou systémique mises au point dans d’autres disciplines et que les géographes cherchent à imiter à partir des années 1960" (Claval, 2001). La linguistique structurale a ainsi conduit Roger Brunet à dégager, à l’instar des phonèmes pour le langage, des unités insécables à partir desquelles les structures spatiales sont composées : les chorèmes (Brunet, 1980).

Quant à l’idée même de système, certains géographes s’en sont emparés pour créer le concept de géosystème puis de système spatial.

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Une représentation du géosystème. Source : J. Demangeot, 1994, Les Milieux « naturels du globe », Paris, Masson, Géographie, 4e éd., p. 13.

Références

Brunet R., 1974. Espace, perception et comportement, L’Espace géographique, 3, pp. 189-204.

Brunet R., Ferras R., Theny H., 1992. Les mots de la géographie. Dictionnaire critique, Paris, Reclus - La Documentation Française, coll. Dynamiques du territoire, p. 330.

Claval P., 2001. Épistémologie de la géographie, Paris, Nathan Université, 266 p.

de Rosnay J., 1975, Le macroscope : vers une vision globale, Paris, Seuil.

de Rosnay J., 1995. L’homme symbiotique, Paris, Seuil, 398 p. 194.199.143.5/derosnay/livjr.html

Duvigneaud P., 1974. La synthèse écologique, Paris, Doin.

Lapointe J., s.d. L’approche systémique et la technologie de l’éducation, Québec, Université Laval, Département de technologie de l’enseignement - Faculté des sciences de l’éducation. www.fse.ulaval.ca/fac/ten/re...

Mérenne-Schoumaker B., 1994. Didactique de la géographie - vol. 1 - Organiser les apprentissages, Paris, Nathan-Pédagogie, 255 p.

Merleau-Ponty M., 1945. Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, coll. "Tel".

Partoune C., 2004. Un modèle pédagogique global pour une approche du paysage fondée sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication, thèse de doctorat, Université de Liège, ch. I.

Von Bertalanffy L., 1972. Théorie générale des systèmes, Paris, Dunod.

Watzlawick P. (dirigé par),1988. L’invention de la réalité. Comment savons-nous ce que nous croyons savoir ?, Paris, Seuil.