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Le filtrage de notre perception et de notre interprétation

( 7 octobre 2008)

Percevoir et penser en hyperpaysage, c’est avoir conscience des multiples filtres qui conditionnent notre perception et notre interprétation.

Les filtres

Lorsque nous découvrons pour la première fois les paysages de Toscane, après avoir tenté de traduire Tite-Live ou Ovide sans autres supports visuels que ceux produits par notre imagination, quel paysage percevons-nous ?

"Que les objets perçus soient toujours couverts du manteau multicolore d’autres perceptions simultanées et de souvenirs qui agissent au même moment ; que percevoir soit une façon globale d’être parmi les choses, un ton émotif et un état général de son propre corps... cela, en tant qu’idée, désorganise la simplicité de la pratique quotidienne et la façon de faire parmi les choses" (Silo, 1997).

Le paysage perçu, ou paysage en tant que représentation mentale qui se forge en nous, tout comme le paysage interprété et communiqué, ou paysage en tant que représentation explicite et fragmentaire d’un paysage mental, sont le fruit et témoignent d’un certain nombre de "filtres" propres à chaque individu.

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Les filtres entre le paysage et nous
Auteur : J.-P. Paulet, 2002.

La métaphore du filtre, empruntée aux lois de la physique, est très couramment utilisée (notamment Belayew et alii, 1995 ; Brunet, 1974 ; Paulet, 2002 ; Schmitz, 1999 ; Guillaume et Sourp, 1999) et permet de saisir facilement la situation lorsque nous utilisons par exemple une grille de lecture particulière pour décrire ou analyser un paysage.

Ces filtres méthodologiques, tout comme les filtres matériels, sont "quelque chose d’extérieur", installé volontairement par "l’observateur", que nous pouvons identifier aisément, critiquer, améliorer, comme nous y invite Augustin Berque : "Le paysage n’est pas un objet. Pour le comprendre, il ne suffit pas de savoir comment s’agencent morphologiquement les constituants de l’environnement, ni comment fonctionne la physiologie de la perception (...), il faut connaître aussi les déterminations culturelles, sociales et historiques de la perception - autrement dit, ce qui construit la subjectivité humaine" (Berque, 1995).

La métaphore est peut-être un peu moins pertinente lorsqu’on parle du "filtre de nos émotions", des "filtres sensoriels", .... Pour rester dans le champ métaphorique de l’appareil photographique, l’on pourrait situer les émotions ou notre appareil sensoriel au niveau de la pellicule, d’une pellicule qui serait intimement liée à l’appareil : l’on va saisir plusieurs images avec la même pellicule, et changer de pellicule signifie changer d’appareil, ce qui implique un certain coût, tandis qu’on peut changer de filtre à chaque image.

L’appareil, nous l’avons reçu en naissant et il s’est complexifié au cours de notre vie, mais pour l’essentiel inconsciemment. Toute métaphore comporte évidemment ses limites, mais cette distinction "filtres - pellicule sensible-appareil" permet de mettre en évidence le niveau plus ou moins important de conscience de ce qui nous agit, tant dans la perception que dans la communication. Lorsque nous choisissons un instrument, une technique, une méthodologie, nous choisissons un filtre pour percevoir ou représenter le paysage.

Mais restons critiques... "Le nouveau dogme, c’est qu’il faut être à l’écoute de son corps parce que lui ne mentirait pas, contrairement à l’esprit ou au langage (...). Les représentations dominantes réduisent le corps à une entité mue par une dynamique exclusivement interne, génétique, lui niant toute histoire. Or le néocortex n’a pu se parachever que de concert avec la culture puisque l’essentiel des comportements qu’il gouverne nécessite des apprentissages sociaux et ne répond plus à une programmation stéréotypée et automatique. L’apparition des capacités langagières et acoustiques caractéristiques de l’espèce a supposé, outre les mutations génétiques assurant non pas l’usage de la parole mais les possibilités virtuelles de l’acquérir, une structure sociale arborant un niveau de communication hautement complexifié. Une analyse transculturelle ferait sans doute réapparaître la grande variété des sensorialités en fonction des peuples et régions de la planète : nous entendons ce que la culture nous invite à entendre et nous voyons ce qu’elle nous donne à voir" (Dostie, 1992).

L’interprétation du paysage

"Interpréter" un paysage est une reformulation de l’expression "expliquer" un paysage. La préférence pour le terme "interpréter" marque la reconnaissance du caractère éminemment subjectif de ce travail : « la connaissance sous forme de mots, d’idée, de théorie est le fruit d’une traduction/reconstruction par les moyens du langage et de la pensée » (Morin, 1999, p.5). C’est lui reconnaître d’emblée une assise culturelle, situer le propos sur un plateau d’échange de vues plutôt que d’insinuer qu’il existe une vérité dans la façon de présenter les choses.

La façon dont le paysage est perçu et interprété, va également dépendre qualitativement du type de projet de la personne avec/sur/dans le paysage. Projets individuels, projets collectifs. Compréhension, étude, recherche - Réalisation d’un projet matériel, exploitation des ressources, prestation d’un service, réalisation d’une activité - Gestion et aménagement du territoire - Déplacement - Promenade, voyage - Contemplation, méditation - Spectacle - Projet artistique - Projet pédagogique - Communication, publicité - ...

"Le paysage, c’est un texte qu’il s’agit de rendre lisible". Mais il faut expliciter le point de vue adopté, les grilles de lecture utilisées, les présupposés philosophiques à la base de l’analyse. C’est donc volontairement s’exposer et inviter à la critique. C’est, enfin, reconnaître les inéluctables erreurs intellectuelles liées à toute connaissance, en dépit de nos contrôles rationnels : "cette connaissance, à la fois en tant que traduction et en tant que reconstruction, comporte de l’interprétation, ce qui introduit le risque d’erreur à l’intérieur de la subjectivité du connaissant, de sa vision du monde, de ses principes de connaissance. (...) La projection de nos désirs ou de nos craintes, les perturbations mentales qu’apportent nos émotions multiplient les risques d’erreur." (Morin, 1999, p.5).

"Est-ce que l’histoire que je raconte est bien l’histoire de l’oiseau ou du singe ou bien représente-t-elle mes attentes, ma subjectivité, la manière dont je lui ai posé des questions ?" "Que devient le monde de l’oiseau, de la chauve-souris ou du babouin depuis que je suis entré dans son monde ?" Si les scientifiques se mettent volontiers en question lorsqu’ils observent des animaux (Despret, 1997, p. 62), ont-ils la même prudence, la même attitude réflexive et le même sens de cette interactivité profonde en ce qui concerne le paysage ?

Références

Belayew D., Caudron T., Dalose P., Delporte T., Jacques C., 1995. Lecture géographique du territoire rural - les outils de la lecture paysagère, Namur, CEFOGEO, FUNDP.

Berque A., 1995. Les raisons du paysage, de la Chine antique aux environnements de synthèse, Paris, Hazan.

Brunet R., 1974. Espace, perception et comportement, L’Espace géographique, 3, pp. 189-204.

Despret V., 1997. Manières de voir, manières de savoir - La chambre noire de l’éthologie, in L’oeil en pénombre - Essais d’anthropologie du regard, Bruxelles, Voir, n° 14, Ligue Braille, pp. 54-63.

Dostie M., 1992. Corps investis, Bruxelles, De Boeck-Wesmael.

Guillaume P., Sourp R., 1999. 50 activités avec le paysage, de l’école au collège, Toulouse, CRDP Midi-Pyrénées.

Morin E., 1999. Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Paris, Unesco, 67 p.

Partoune C., 2004. Un modèle pédagogique global pour une approche du paysage fondée sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication, thèse de doctorat, Université de Liège.

Paulet J.-P., 2002. Les représentations mentales en géographie, Paris, Anthropos, coll. Géographie, 152 p.

Schmitz S., 1999. Les sensibilités territoriales : contribution à l’étude des relations homme-environnement, thèse de doctorat en sciences géographies à l’Université de Liège.

Silo, 1997. Humaniser la terre, Références, mouvement humaniste.online.fr/information/biblio/h-payh1.htm